Désarroi
Gérard Araud fut ambassadeur de France aux Etats-Unis et en Israël. Stéphane Audouin- Rouzeau, historien, est un spécialiste reconnu de la Grande Guerre. Le livre Faire la guerre sans l’aimer ? rapporte leur conversation, achevée le 5 juin 2024, à propos de la guerre en Ukraine. Araud et Audoin-Rouzeau sont, en gros, ukrainophiles. L’ouvrage retient notre attention parce qu’il met en lumière un étrange désarroi chez les deux hommes. Audoin-Rouzeau semble émotif, Araud plus réaliste. Un fait s’impose: en 2022, la guerre a surgi, entre deux pays slaves de culture européenne et chrétienne, après 77 ans de paix relative en Europe.
La guerre est consubstantielle à la nature politique de l’homme. Elle est aussi un mal. Araud et Audoin-Rouzeau jugent qu’il peut être nécessaire de la faire sans l’aimer, car il est des maux plus affreux que la mort, la soumission par exemple. La paix perpétuelle est une illusion. Or il est évident que les peuples occidentaux ont désappris la guerre, le fait militaire, le port de l’uniforme; les Allemands sont devenus pacifistes et les Français ont aboli la conscription; les armées européennes, squelettiques, sont inaptes à la guerre. Et pourtant le président Macron a envisagé d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, la Russie étant à ses yeux une menace existentielle. L’éventualité d’une guerre agite le diplomate et l’historien: les images des tranchées de 14-18 retrouvent une actualité troublante ; troublants aussi l’engagement de soldats étrangers sur le front, comme lors de la guerre d’Espagne de 1936, et les souvenirs coupables des accords de Munich (1938) face à ceux qui pactisent avec Poutine ; troublantes l’absence de la Russie aux commémorations du Débarquement, l’Union soviétique ayant compté 25 millions de victimes entre 1941 à 1945 face aux troupes hitlériennes, et encore plus, Trump réélu, la possible défection des Etats-Unis.
Après une période d’anarchie de dix ans suivant la guerre froide, la Russie a voulu se rapprocher de l’Europe, puis s’est sentie menacée par l’extension de l’OTAN, ayant subi au cours des siècles de multiples attaques de ses voisins occidentaux. Poutine a reconstruit la puissance de son pays. En 2007, il déclare: Vous n’avez pas voulu de nous. Il se met ensuite à défendre les russophones en Géorgie, en Moldavie, en Crimée. En 2014, les Ukrainiens s’en prennent aux russophones du Donbass. Ce fut l’une des causes de l’opération spéciale de 2022. En juin 2024, Araud et Audouin-Rouzeau s’aperçoivent que l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre. L’historien déclare: Ça m’arrache le cœur de le dire, mais j’aurais souhaité, comme beaucoup d’autres, une victoire de l’Ukraine. Le lecteur est perplexe. Selon Araud, la Russie n’est pas la seule responsable du conflit, et il ajoute: A la guerre, ce n’est pas hélas le bon qui doit l’emporter parce que c’est le bon, le champ de bataille est le seul juge. Faut-il aider les Ukrainiens à tenir? L’UE doit-elle convaincre l’ennemi russe que les Européens sont prêts à mourir pour le Donbass, que le prix à payer pour les Russes sera énorme? Renoncer au combat par avance devant la puissance de l’adversaire serait un désastre. Les sondages disent que les Français sont pour la paix, mais, selon l’historien, si la guerre a lieu, ils la feront, comme en août 1914 où un patriotisme impeccable succéda immédiatement au pacifisme; si la Russie prend Odessa et Kiev, la défaite de l’Ukraine serait aussi la nôtre. Araud est dubitatif: la nation française existe encore, mais la perte de l’Ukraine ne déclenchera pas un patriotisme belliqueux et, selon lui, même les jeunes Ukrainiens ne sont pas tous prêts à mourir: il faut tenter de stabiliser le front en abandonnant le Donbass et la Crimée aux Russes. Le problème est que les Européens sont gorgés de paix. La France est ramollie. La guerre de Macron passe pour celle des élites. Poutine l’a compris, se présentant dans sa propagande comme le recours contre la décadence. C’est une imposture selon Araud, car la Russie souffre des mêmes maux que l’Occident (dénatalité, divorces, avortements). Selon Araud toujours, l’Occident et la France doivent cesser leur croisade pour la démocratie et les droits de l’homme. Il faut passer des accords au cas par cas. Le conflit à Gaza a révélé au reste du monde l’hypocrisie des Occidentaux: soutien à l’Ukraine, indifférence pour la Palestine. Deux poids, deux mesures. L’Occident aussi se règle sur les rapports de force. Les autres nous voient comme hypocrites, et nous le sommes, dit Araud: le monde comprend bien qu’Israël est l’allié de l’Occident. Selon Audouin-Rouzeau, l’Occident mène une guerre immorale, par procuration; l’Ukraine perd des hommes pour la défense de l’Occident et de ses valeurs. Selon Araud, les Russes n’ont pas la force d’envahir l’Union européenne. Il faut solidifier le front actuel. Sans l’aide américaine, une offensive ukrainienne est inenvisageable. Mais l’effondrement total de l’Ukraine est peu probable. La guerre est improbable entre la Russie et le reste de l’Europe, mais la paix est impossible. L’antagonisme ne va pas s’éteindre, l’Europe ayant dit aux jeunes Ukrainiens: Vous êtes des nôtres. En 1989, les Etats-nations démocratiques liés par l’Union européenne sont devenus un modèle dont le reste du monde ne veut plus. Ne vont subsister que de grandes nations (Chine, Etats-Unis, Inde, Russie) avec leurs zones d’influence. Le réveil de l’Europe abandonnée par les Etats-Unis serait brutal.
En avril 2025, ce dialogue ne nous éclaire pas beaucoup. Les deux protagonistes nous plongent dans la confusion, malgré les étincelles de réalisme du côté du diplomate, car un ancrage véritablement politique fait défaut, celui du bien commun d’une nation précise. Le mélange des points de vue, celui de la nation française immergée dans l’Europe bruxelloise, de l’Occident «otanien», et du pseudo-universalisme des valeurs démocratiques, n’engendre qu’un manichéisme primaire: les gentils Occidentaux contre les illibéraux du reste du monde. Ce fourre-tout exclut toute analyse préalable à un accord de paix. On a beau accumuler les données, on ne comprend rien au conflit si on ne s’accroche pas à un point de vue précis, la neutralité suisse en ce qui nous concerne.
L’étude de l’histoire aussi est capitale. On constate, effaré, que même pour un historien de haut niveau l’opposition de la Russie et de l’Ukraine semble avoir commencé en 2022. Audoin-Rouzeau serait pourtant le mieux placé pour évoquer la longue histoire des deux pays, notamment celle de l’Ukraine, plus divisée, fragile et moins démocratique qu’on l’imagine.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Un tour en Suisse centrale – Editorial, Félicien Monnier
- L’arbre, nouveau sujet de dérapage administratif – Jean-Hugues Busslinger
- Parler c’est hériter – Quentin Monnerat
- Une vie au service du pays – Jean-Baptiste Bless
- Le Conseil d’Etat et le nucléaire – Jean-François Cavin
- Les portes de l’enfer – Olivier Delacrétaz
- Mendier les poches pleines – Cédric Cossy
- L’impunité des assassins – Jean-François Cavin
- Bach sublimé – Frédéric Monnier
- L’anxiété, une compétence cantonale – Le Coin du Ronchon