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Parler c’est hériter

Quentin Monnerat
La Nation n° 2278 2 mai 2025

La linguistique est un outil particulièrement intéressant pour comprendre comment les cultures évoluent, se déplacent et se succèdent. Comme des strates géologiques, les langues se composent d’une succession de dépôts, de couches et de traces qui permettent de lire l’histoire d’une culture et de celles qui l’ont précédée, parfois jusqu’à plusieurs millénaires. Andres Kristol nous offre un aperçu complet et détaillé de la nôtre dans l’Histoire linguistique de la Suisse romande.

Environ 3000 av. J.-C., l’Europe est progressivement colonisée par les peuples indo-européens, probablement originaires du nord de la Mer Noire et avantagés militairement par l’utilisation du cheval et du char qu’ils importent des steppes. C’est de leur langue que naîtront les grandes familles des langues européennes, italiques, germaniques, slaves, celtes, helléniques, etc. Notre langue retient pourtant quelques maigres traces d’avant l’ère indo-européenne, des mots typiques de l'environnement alpin, comme «chamois», mais aussi «moraine» et «tomme». Les premiers Indo-européens vont, eux, laisser quelques hydronymes comme la Thielle, la Sorne ou la Birse qui signifient respectivement «fondre», «couler» et «rapide».

Les Gaulois, descendants des Indo-européens, vont eux aussi marquer notre langue par la toponymie. Semi-nomades, ils ne construisent que rarement en dur et peu de localités gardent des noms d’origine gauloise. Mais c’est le cas de plusieurs éléments naturels, comme le Doubs: «noir», le Rhône (Ro-danos): «très hardi», ou encore des noms d’arbres et de plantes. Plusieurs toponymes datent du début de la romanisation, phase lors de laquelle la population parle encore gaulois et continue de nommer les colonies et casernes romaines dans sa langue. C’est le cas d’Avenches (officiellement Colonia Pia Flavia Constans Emerita Helvetiorum Foederata) qui porte le nom de la déesse Aventia. On reconnaît les anciens forts militaires par leur suffixe gaulois «dunon» (forteresse, enceinte), latinisé en «dunum» et qui évolue ensuite vers le «don» qu’on retrouve dans Moudon, Yverdon ou Nyon (Noviodunum «nouvelle forteresse», Colonia Julia Equestris de son nom originel).

Après la romanisation, le franco-provençal naît du latin parlé le long du Rhône et des voies de transit qui relient Lyon à Aoste en passant par Grenoble, Genève et Sion. Il se diffuse vers Avenches et jusqu'à l’actuel Canton d’Argovie. En effet, toute l’actuelle Suisse allemande occidentale était alors «romande». Jusqu'au VIe siècle, les langues romanes que sont le romanche et le franco-provençal sont majoritaires sur le territoire helvétique. Les langues germaniques ne sont présentes que dans les territoires des actuels cantons de Schaffhouse, Zurich, Zoug, Schwyz et Uri. Tous les territoires à l’est de ces régions parlent le romanche, et ceux de l'ouest le franco-provençal. Le franco-provençal, contrairement à sa dénomination, n’est pas un intermédiaire des langues d’oïl (le français) et des langues d’oc (le provençal), mais bien un groupe à part entière parmi les langues romanes.

A la fin de l’Empire, les envahisseurs burgondes s’assimilent rapidement et ne transforment pratiquement pas la langue locale. Ces germains se partagent les terres en domaines portant le nom, souvent romanisé, du propriétaire et suivi du suffixe «ingos» (domaine de…). Ce suffixe évolue ensuite vers le «ens» qu’on retrouve dans de très nombreuses localités du canton comme Echallens, Renens, Echichens, Bottens, etc. Ainsi, Clarens issu de Carlusinga signifie «le domaine de Carl». Mais bien que germaniques, les Burgondes ne laissent pas d’autres traces dans la langue. Ce n'est qu’à partir du VIe siècle que les dialectes allemands progressent sur le Plateau, par les Alamans qui se mélangent aux populations romanes, alors éparses, puis prennent peu à peu le dessus. Cette évolution se poursuit jusqu’au IXe siècle pour former les frontières linguistiques actuelles. Dans certaines régions, l'allemand progresse jusqu’au XVIe siècle.

Les langues franco-provençales se maintiennent donc dans les frontières de l’actuelle Suisse romande. Contrairement au français et à la riche tradition des troubadours provençaux, le franco-provençal n'apparaît que tardivement sous la forme écrite, le français lui étant préféré: Othon de Grandson écrivait en français, et non en franco-provençal. Le français apparaît en Suisse romande comme la langue écrite des élites, puis se répand dans la population. Pratiqué au départ par les élites, le français issu du bassin parisien est considéré comme le français correct, les autres dialectes devant être corrigés. Mais malgré la volonté commencée au XIXe siècle de corriger les dialectes pour ne laisser subsister que le français, on chante encore aujourd’hui en franco-provençal, lors de l’Escalade avec le «Cé qu’è lainô» genevois, et lors de la Fête des Vignerons avec «Le Ranz des vaches» gruérien.

 

Référence: Kristol Andres, Histoire linguistique de la Suisse romande, Editions Alphil-Presses universitaires suisses, 2024.

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