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Le peintre réaliste

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2275 21 mars 2025

Le philosophe réaliste met de côté sa subjectivité par souci de cerner et de restituer la réalité aussi rigoureusement que possible. Si l’on adopte la même perspective ascétique en matière picturale, on qualifie un artiste de «réaliste» dans la mesure où il redonne plus exactement le message de l’œil. Le peintre est alors un simple exécutant qui convertit en deux dimensions un objet qui en a trois. Cette conception de l’artiste et de l’œuvre est communément répandue. Elle repose moins sur la recherche d’une beauté partagée que sur le désir d’assister à une prouesse.

La prouesse est incontestable avec les peintres académiques, qualifiés polémiquement de «pompiers». On admire, bouche bée, le prodigieux métier de ces premiers hyperréalistes1. La Suite d’un bal masqué (1857) de Jean-Léon Gérôme est, à sa manière, un chef-d’œuvre, comme l’est Le Coucher de Sapho (1867), du peintre vaudois Charles Gleyre. Mais leur souci obsessionnel de l’objectivité photographique fait disparaître leur personnalité de l’équation artistique, et avec elle, le style. Sacrifice efficace dans la recherche philosophique, castration mortelle pour l’artiste. C’est pourquoi le peintre académique n’est au mieux qu’un demi-réaliste.

Le «réalisme», c’est aussi un mouvement pictural apparu au milieu du XIXe siècle. Selon Courbet, son inspirateur, «le fond du réalisme, c’est la négation de l’idéal». Son célèbre Enterrement à Ornans, réalisé en 1850, illustre cette négation. Le réaliste peint des sujets ordinaires, sans les embellir de l’extérieur. Il représente les gens du commun, avec leurs travaux, leurs problèmes moraux et sociaux, la mort, l’alcoolisme, la misère. La rugosité du trait de Courbet renforce cette approche élémentaire.

On comprend sa réaction volontairement brute face à une production lassante de fictions mythologiques, historiques, héroïques ou édifiantes. On ne saurait pour autant réserver l’exclusivité du réalisme à Courbet et à ses disciples2. En quoi en effet L’envie de Giotto (1304), La Bohémienne de Franz Hals (1628) ou le Portrait d’Innocent X de Diégo Vélasquez (1650) seraient-ils moins réalistes que Les Casseurs de pierres (1849) du même Courbet, ou que celui des deux buveurs hébétés de L’Absinthe d’Edgar Degas (1876)? Et qui niera que Le Lièvre d’Albrecht Dürer (1502) est un prodige de réalisme?

Pour le philosophe réaliste, la vérité est, selon la vieille formule, l’adéquation de la réalité et de l’intelligence. Pour l’artiste, comme pour le poète, il faudrait parler de l’adéquation de la réalité et de sa personne tout entière, l’intelligence, sans doute, mais aussi la sensibilité, les circonstances personnelles, le cadre social et, de proche en proche, l’univers entier. Ce que l’artiste peint, c’est la confrontation, particulière, unique, de la réalité qu’il contemple et de sa propre réalité intime. C’est moins rigoureux, moins exactement logique, moins contraignant pour l’intelligence, mais c’est plus concret, plus complet, plus ample. Le mystère de l’être n’est pas repoussé aux limites provisoires de la connaissance, il est reconnu, accepté et mis en valeur comme tel.

La rencontre du Caravage avec «le jeune Bacchus malade», celle de Manet avec Berthe Morisot «au bouquet de violettes», celle de Munch et de l’homme halluciné qui hurle sur le pont, celle de Bacon avec lui-même, dans ses trois autoportraits tuméfiés et blafards, sont authentiques. Les œuvres, qui nous restituent ces rencontres sont réalistes au plein sens du terme. En fait, tout vrai peintre est un réaliste, de même que, selon Baudelaire, «tout bon poète fut toujours réaliste».

La vérité du philosophe et celle de l’artiste diffèrent, mais ne se contredisent pas. Le philosophe contemple et décrit. Partant de sa contemplation, il induit les règles de l’être et nous les restitue en formules précises et abstraites. Le peintre contemple et fait. Il produit quelque chose de nouveau et d’unique. On pourrait dire que les deux, chacun à sa façon, sont à l’image de Dieu, le philosophe dans son intelligence des choses, l’artiste dans l’acte créateur.

Notes:

1   Les pompiers ont aussi contribué à la réaction impressionniste, ce qui n’est pas leur moindre, quoiqu’involontaire, mérite.

2   Celui-ci, d’ailleurs, n’y tenait pas plus que ça et s’était donné l’étiquette de «réaliste» par provocation.

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