La civilisation américaine
Le retour de Trump et les réactions passionnées qui en découlent chez nous – dans un sens ou dans l’autre – nous donnaient envie de replonger dans Civilisation, comment nous sommes devenus américains, de Régis Debray, ouvrage brillant qui permet de mieux comprendre les Etats-Unis et l’américanisation.
Tout d’abord, relevons une évolution. Un renversement a eu lieu au cours du XXe siècle. Auparavant, l’Europe avait une prolongation de l’autre côté de l’Atlantique; désormais elle est la périphérie de l’Occident, qui a son centre aux Etats-Unis.
Entre l’Amérique et l’Europe, trois grandes différences existent. Premièrement, l’espace contre le temps. Cet élément provient déjà de la géographie, mais les différences se voient jusque dans l’art ou l’urbanisme.
Chez les Américains, l’espace est vu comme étant un lieu de mouvement, extérieur à nous, qui nous ouvre des routes pour de nouvelles vies, sur lesquelles on se lance pour oublier un passé difficile. L’idéal de mobilité existe pour notre carrière ou nos rêves. L’information se communique – c’est-à-dire qu’elle est transportée dans l’espace, grâce à un équipement.
Chez les Européens, l’espace est vu comme une demeure. Notre espace intérieur compte également. Face aux difficultés, on réinjecte volontairement de l’histoire longue. L’information se transmet – c’est-à-dire qu’elle est transportée dans le temps, grâce à des institutions.
Deux effets pervers apparaissent dans le premier cas. D’abord, une géopolitique conjoncturelle et médiatique aux effets catastrophiques. Ensuite, une bévue connective, qui confond être relié et disposer d’un sentiment de destin commun. Dans ces relations, la brutalisation se développe, car le temps manque et on cherche à ne pas en perdre.
Deuxièmement, l’image contre l’écrit. L’image a permis aux Américains de parler au monde entier sans traducteur et de réécrire leur propre histoire sur grand écran. C’est un art de masse contre l’art d’élite de l’écrit en Europe. L’histoire des premiers tient en un album, celle de la seconde en une anthologie. L’apparence devient plus importante que la vie intérieure. La représentation, le positif et l’individuel – on ne photographie pas une abstraction – deviennent centraux.
Troisièmement, le bonheur contre le drame de vivre. Les Américains sont un peuple heureux et sans histoire, qui prône la réussite, qui veut éviter l’ennui, les difficultés ou les peines; à l’inverse des chemins de croix, de la rêverie, de l’ennui, de la tristesse ou du bonheur des vaincus, qui trouvent plus de place en Europe. Chez les premiers, l’enfance, l’âge du bonheur, est naturellement sacralisée.
De ces trois éléments, une vie réussie se définit: être visible, en mouvement et bien dans sa peau.
Des spécificités apparaissent aussi par rapport à la France. Le pays du verbe a cédé devant l’empire de la statistique. Homo œconomicus s’impose après avoir traversé l’océan. L’économie devient une politique et une religion. Il convient de faire du chiffre, on scrute des taux d’endettement et, dans les campagnes politiques, le nombre remplace le bon mot ou la citation. La gouvernance, venant du monde de l’entreprise, doit s’imposer dans l’Etat. La valeur se mesure par la taille.
La nouvelle civilisation américaine partage également des similitudes avec Rome. Une puissance devenue la première sans le prévoir ou le vouloir, dont la langue fut le socle commun des élites, avec un culte du droit comme instrument de prééminence, une religiosité omniprésente, un empirisme et un pragmatisme dans des domaines d’excellence, une ville qui attire et mêle le monde, une machine militaire, des dynasties patriciennes, le pain et les jeux, enfin des chefs de file souvent frustes. Une similitude existe aussi entre la relation Etats-Unis-Europe et celle entre Rome et la Grèce. Et comme le gallo-romain, l’euro-ricain apparaît.
La civilisation américaine dispose de cinq suprématies: technologique, financière, juridique, militaire et culturelle. Sa géographie lui est favorable. Elle a su fournir un confort matériel – la pensée peut protester, mais les achats comptent davantage. Elle n’a pas besoin d’une occupation militaire, contrairement à Rome. Elle parvient aussi à envelopper par le haut et par le bas: elle est l’ordre mais fournit aussi les formes de la dissidence. De façon générale, elle impose le format, le contenu pouvant varier suivant les lieux, mais s’inscrivant dans le premier. Finalement, la victoire est totale quand une main sur l’épaule de l’Europe n’apparaît plus comme un geste condescendant mais comme une promotion.
Il est vrai qu’il est difficile de parvenir à interroger son propre écosystème, de même que de percevoir des changements lents, choses pourtant nécessaires à une critique de notre américanisation.
L’Europe s’est mise logiquement à imiter les Etats-Unis, qu’elle aimait. Ainsi, l’UE vire à l’économie et au juridisme, mais sans Dieu ni Providence. Il n’y a ainsi pas non plus de grand moteur ou d’unificateur.
Les réflexions plus théoriques de Debray peuvent trouver des échos concrets dans nos vies quotidiennes – son livre ne manque pas d’exemples. Aujourd’hui, nous sommes devenus américains. Prendre conscience de ce processus et de ces marques pourrait être un premier pas pour s’en détacher.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Nos syndics – Editorial, Félicien Monnier
- D’une guerre froide à l’autre – Jean-Baptiste Bless
- Le monde avant le goût du néant – Lars Klawonn
- Le peintre réaliste – Olivier Delacrétaz
- Salaire minimum: une fausse bonne idée qui perdure – Jean-Hugues Busslinger
- La décroissance - On nous écrit – On nous écrit, Jean-Paul Cavin / Jean-François Cavin
- 750 ans – Cédric Cossy
- Racisme à Payerne? – Colin Schmutz
- Le gouvernement communique – Benoît de Mestral