Le monde avant le goût du néant
Ma vie parmi les Ombres est un grand roman sur la mort, ce qui est déjà en soi hautement jouissif dans un monde qui continue de nier la mort, et donc de nier la vie. Pour Richard Millet, il s’agit de réveiller les morts par la mémoire et par la littérature, de communiquer avec eux par l’écriture; il s’agit d’affronter la mort, c’est-à-dire le salut et la lumière là où on s’agrippe au confort matériel et aux jouissances du corps que nous impose le culte généralisé de l’immédiateté.
La disparition du monde qu’il a connu, celui de son enfance, qu’il décrit minutieusement dans ce roman en partie autobiographique, et qu’ainsi il fait revivre pour les lecteurs, amène l’écrivain français au constat lucide et amer que l’exposition des cadavres en vue de la Résurrection dans l’autre monde et du salut des âmes a été remplacée par la peur de mourir, la sécurité sociale, l’Etat-providence et l’affirmation de soi.
Le personnage principal, un écrivain la cinquantaine passée, vivant à Paris, raconte sa vie et son enfance à Marina, sa relation amoureuse. Cette jeune femme est née dans la Corrèze comme lui, mais, étant d’une autre génération, elle n’a pas du tout les mêmes repères, notamment son rapport à la nudité est différent du sien, la langue étant pour le narrateur une manière de s’habiller, un rapport à la pudeur des temps anciens, aux interdits et au sens du secret, là où dominent maintenant l’obscénité, les pulsions et les instincts.
Le dialogue polémique qu’il instaure avec Marina, qui est aussi en même temps un monologue, lui sert de relais avec la génération d’aujourd’hui. Ainsi le personnage descend toujours plus profondément dans son passé, où le goût du néant n’existait pas, du moins pas pour lui qui pensait encore «éternels ce monde et ses habitants». «J’évoque, Marina, des êtres dont nul ne se souvient plus, pas même ma mère, qui les a bannis de sa mémoire avec le patois, les rites, les superstitions et les hivers trop longs. Je les évoque avec toi, pour toi, parce que rien ne m’effraie plus que l’oubli et le néant, sinon la volonté d’oublier.»
Ma vie parmi les Ombres raconte l’histoire des Bugeaud, une riche famille de paysans limousins, qui s’était enrichie par l’industrie du bois, l’hôtellerie et le petit commerce épicerie-mercerie. Le narrateur relate les époques depuis la fin du XIXe siècle, celles donc qui ont précédé sa naissance et qu’il a apprises par la bouche de ses tantes, Marie et Jeanne et par sa grand-mère Louise, qui l’ont successivement élevé.
Le futur écrivain est un enfant naturel d’un père inconnu et abandonné par sa mère. Celle-ci confie son éducation aux deux tantes à Siom, lieu imaginaire parmi les noms des villages réels, qui «se dit Sion, comme la Jérusalem céleste», reflétant ainsi une reconstitution du passé fondée à la fois sur une géographie réelle, des lieux de mémoire, «des territoires de songes», et des lectures. L’enfant se sent rejeté et non aimé. Solitaire, il fait l’expérience de l’ennui et devient grand lecteur. «Il aurait passé plus de temps avec les morts qu’avec les vivants.»
Dernier descendant de la famille à cause de la mort prématurée des maris, tombés au front ou disparus à la suite d’une maladie, le fils grandit dans «une sorte de gynécée». «Destiné à perpétuer la gloire des Bugeaud», il ne se soucie pourtant que «des livres et des morts».
Dans ce récit raconté à la première personne du singulier, tout est organisé autour de la mémoire du personnage écrivain. Des histoires tragiques et sordides, parfois déterminantes pour la vie du jeune homme né au début des années cinquante, des anecdotes, des épisodes, des légendes, des rumeurs et une foule de personnages surgissent dans sa mémoire selon une logique non pas chronologique mais mémorielle.
Le style de l’écriture, labyrinthique, en pensées enchâssées, épouse parfaitement cette logique mémorielle. Il est fait de subordonnées, de digressions, de parenthèses et parsemé de patois limousin. Le style classique, d’une respiration ample et complexe, constitue pour l’écrivain une manière de «dresser contre le bruit du monde un ordre de langage», et de s’opposer à un langage moderne nivelé, erratique, «déstabilisé à coups d’apocopes, d’aphérèses, d’argot, de sigles et de parataxes».
Le lent déclin des Bugeaud qui s’enfoncent dans la faillite va de pair avec la dégradation du monde rural de la Haute-Corrèze dans laquelle berçait la jeunesse du personnage; une langue avec des tournures particulières que parlaient encore les villageois, la proximité avec les bêtes et la nature, la présence des odeurs et des bruits particuliers, puis l’intérieur des maisons, les chambres désaffectées, les caves et les greniers, tout un monde qui a disparu dans lequel les temps anciens étaient présents, les êtres disparus par les objets laissés derrière eux et les photographies; ce monde qui obéissait à «une logique de signes et de symboles» coïncide avec le dépérissement de la foi chrétienne.
Millet écrit dans ce roman que la solitude reste «une des rares libertés dont il nous soit permis de jouir» et de nous détourner du monde par la lecture non pas pour le fuir, mais au contraire pour l’affronter, pour «le renvoyer aux mensonges dans lesquels il est pris» et pour «le rendre à sa vérité».
Ecrire est sa seule façon d’aimer, nous dit le personnage pour qui l’amour est le «violent reniement du temps». Cela nous indique la piste à suivre, celle de la genèse d’un écrivain, car au fond, c’est cela que La vie parmi les Ombres nous raconte. C’est sans doute là la clé de voûte de ce roman. Comme les saints, les écrivains peuvent surgir de partout. Néanmoins, il existe peut-être des conditions favorables à leurs surgissements. La solitude, un certain manque d’affectivité combiné à la présence d’un être exceptionnel sont des expériences qui encouragent peut-être plus à la lecture et l’écriture que d’autres expériences de la vie.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Nos syndics – Editorial, Félicien Monnier
- D’une guerre froide à l’autre – Jean-Baptiste Bless
- La civilisation américaine – Benjamin Ansermet
- Le peintre réaliste – Olivier Delacrétaz
- Salaire minimum: une fausse bonne idée qui perdure – Jean-Hugues Busslinger
- La décroissance - On nous écrit – On nous écrit, Jean-Paul Cavin / Jean-François Cavin
- 750 ans – Cédric Cossy
- Racisme à Payerne? – Colin Schmutz
- Le gouvernement communique – Benoît de Mestral