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Chante, déesse, la colère d'Achille...

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2252 3 mai 2024

Les noms de nos villages sont mâtinés de celte. Des moines irlandais fondèrent nos monastères. Et l’appartenance de l’Helvétie à l’empire romain d’Occident nous fit, plusieurs siècles plus tard, tomber dans le giron du catholicisme, puis de la réforme, loin des fastes de l’orthodoxie. Rome et la Gaule rhodanienne attirent plus le regard des Vaudois que la Grèce.

Il existe pourtant un hellénisme vaudois. Les Dieux de la Grèce d’André Bonnard font toujours date. L’Université de Lausanne abrite l’Ecole suisse d’archéologie en Grèce depuis des décennies. Et notre collaborateur Yves Gerhard a publié il y a deux ans sa propre traduction des poètes élégiaques dans une maison locale réputée1.

Récemment, nous franchîmes la porte des lionnes à Mycènes, dans le Péloponnèse, vieille de 3250 ans. Encastrée dans ses blocs cyclopéens, elle vit peut-être un jour passer le cavalier envoyé par Ménélas, roi de Sparte, demander l’aide de son frère Agamemnon, roi des rois, parce qu’un prince troyen manipulé par Aphrodite lui avait pris sa femme. Admettons que c’est vertigineux. A la boutique du musée, des éditions pour enfants de L’Illiade ou de L’Odyssée se vendent comme des petits pains.

Vanter notre héritage grec approche du lieu commun. Et on pourrait juger ringard qui se fendrait d’étymologie pour expliquer un mot de notre langue, espérant du même coup justifier le maintien du grec au collège. Ce dernier est évidemment indispensable, tant se joue, dans ces classes malheureusement lilliputiennes, à tout le moins la transmission de compétences pédagogiques fondamentales. Mais l’enjeu se situe au-delà de l’école. Il est civilisationnel.

Difficile à définir, la civilisation apparaît comme un grand ensemble supranational. Selon les tendances, cet ensemble sera linguistique, culturel, religieux, racial, historique, ou fondé sur des «valeurs». Certaines civilisations semblent s’enchâsser les unes dans les autres, ou coexister sur un même territoire: la française dans la chrétienne, l’occidentale en parallèle de l’européenne. La civilisation est tantôt perçue comme un processus – on se «civilise» – ou comme un état fixe.

Pour d’aucuns, il faut la faire progresser et s’étendre. Ainsi en va-t-il de la civilisation des droits de l’homme, fondamentalement universaliste. Pour d’autres, il faut défendre la civilisation européenne et chrétienne contre son anéantissement: moral par le wokisme; ethnique par le grand remplacement; démographique par la chute des naissances.

Certains tenants de cette vision dépeignent parfois le recours aux vertus antiques comme un remède. Le style de Praxitèle – voyez son Hermès au musée d’Olympie – contre l’art contemporain; l’ascétisme militaire spartiate contre l’avachissement physique et moral de la jeunesse; leur polythéisme si humain contre l’eschatologie biblique et les promesses prétendument mensongères du christianisme.

On ne saurait toutefois oublier combien les sociétés antiques étaient éloignées des nôtres, et de nous-mêmes. Là les sciences de l’antiquité trouvent leurs limites. Notre connaissance de cette époque est méticuleuse et nous savons identifier des altérations stylistiques dans l’œuvre d’Eschyle. Mais nous sommes incapables de décrire sincèrement le rapport de l’homme du peuple à la déesse Athéna, et la place qu’il lui laissait dans son for intérieur ou sa vie quotidienne. Comment pense-t-on réellement lorsque l’on ignore l’existence du Japon et des Amériques, ou que l’on se trouve incapable d’expliquer la pluie et la foudre autrement que de manière religieuse?

Or malgré cet écart, nous comprenons et aimons les textes de cette époque. Au-delà d’une indéniable permanence civilisationnelle, c’est bien la permanence de la condition humaine qui s’affirme ici. Nous partageons avec les Grecs anciens une même aptitude à saisir notre environnement, puis à le chanter pour signifier notre émerveillement.

Affirmer cette permanence de la nature humaine revient à accepter, ou à tout le moins comprendre, l’évolution de nos propres sociétés.

L’être humain est indissociable de son environnement, de sa communauté et du territoire qu’elle occupe physiquement. Cela participe de sa nature humaine, comme de celle de ses voisins. Or à côté de la Grèce, il y avait l’Italie et donc Rome, sa vision du monde, ses intérêts et ses ambitions. Si c’est bien à l’empereur Constantin que l’on doit notre christianisme, c’est aussi à lui que la Grèce doit d’avoir vu ses écoles de philosophie fermées puis l’ancienne religion disparaître. Et pourtant, le christianisme ne se conçoit pas sans saint Paul, nourri de philosophie grecque, et de saint Thomas d’Aquin, pétri d’Aristote. Cette évolution est nôtre autant que les tragédies de Sophocle.

Il appartient aux héritiers que nous sommes d’assumer cet héritage et d’en cultiver le vertige. Accorder au monde hellénique la distance qui s’est petit à petit immiscée entre lui et nous revient à mettre en valeur notre particularisme civilisationnel pour le cultiver en tant que tel. Cela exige de se confronter sans cesse à l’Antiquité. Non pour s’y confondre, mais à travers elle saisir qui nous sommes pour espérer à notre tour transmettre un héritage impérissable.

Notes:

1   Poètes élégiaques de la Grèce archaïque, Solon, Tyrtée, Théogonis, Xénophane et les autres, traduits et présentés par Yves Gerhard, Editions de l’Aire, Vevey, 2022. Voir l’article de Felix Tuscher, «Retour aux sources», La Nation du 2213, du 4 novembre 2022.

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