La décroissance volontaire
Le printemps, tout en énergies bouillonnantes et débordantes, est croissance pure. En été la croissance se stabilise, puis marque le pas, tout en se poursuivant dans les fruits et les fleurs de septembre. Avec l’automne, la nature se replie sur elle-même en attendant la saison morte. Sous la terre gelée, elle nous mitonnera la prochaine croissance.
Le petit enfant tend de toutes ses forces à la croissance. Puis, au fil des ans, l’élan ralentit. Il atteint l’équilibre de l’âge mûr, lequel, par d’imperceptibles signes, lui annonce la vieillesse. Cette décroissance physique ne l’enthousiasme pas, mais l’arrivée des nouvelles générations le console un peu, qui supplée à sa croissance défaillante.
Un entrepreneur se fait sa place, acquiert des clients, se diversifie, crée des filiales. Comme rien de vivant ne va jamais de plus en plus, les inévitables périodes creuses le contraignent à réduire la voilure, à se recentrer sur les productions de base, peut-être à débaucher. Une décroissance, même bien conduite et salvatrice, n’est jamais triomphante. Il s’agit juste de survivre, en espérant le retour de la croissance.
A Lausanne, on voit des vitrines vides. Des maisons de jouets, de disques, d’habits et de chaussures qui défiaient les siècles ont disparu. Le fleuriste de la place du Grand-Saint-Jean a fait place à un magasin d’habits. Les échoppes de barbiers et les ongleries se multiplient. Esprit abandonne la rue de Bourg, Ausoni Frères laisse un trou béant à Saint-François. Succès du commerce en ligne? appauvrissement des ménages? autophobie lausannoise? Quoi qu’il en soit, cette décroissance économique nous inspire un sentiment de regret et de tristesse. Mais rien de vivant ne va de moins en moins. La croissance n’empêche pas d’envisager la décroissance et la décroissance est supportée dans l’espoir d’une nouvelle croissance.
La question qu’on se pose aujourd’hui est celle de la décroissance volontaire. La période du covid fut dans un premier temps une puissante expérience de décroissance forcée: moins de déplacements et de vacances, moins de congrès dans les îles. Le ciel était pur, débarrassé des traînées blanches des avions à réaction. Le consommateur redécouvrait la vraie vie, les vrais légumes, les vrais cultivateurs. Le soir, les balcons applaudissaient les infirmières. Le monde mythique d’avant réémergeait. Et l’on se prenait à rêver. Cet avertissement salutaire que nous lançait la nature, revisitée ou non par des savants chinois, allait-il remettre le monde à l’endroit? La décroissance maîtrisée était à nos portes. Il suffisait de le vouloir.
Las! Le covid passé, ce volontarisme décroissant n’a pas tenu une semaine. C’est peu dire. On s’est mis à produire, à consommer, à voyager aussi loin que possible, avec frénésie, pour rattraper le temps perdu. La décroissance volontaire est-elle impensable?
Un individu seul a tout loisir de décider pour son compte de produire et de consommer moins, par ascèse personnelle ou pour choyer la planète. Ce n’est pas facile, mais c’est jouable. Ça l’est déjà moins si l’individu a une famille. Mais quel patron d’entreprise pourrait en faire autant sans se saborder face à ses concurrents et courir à la faillite? Quant à une décroissance générale, comment un Etat incapable de maîtriser une propre croissance interne exponentielle, pourrait-il maîtriser celle des autres?
Les plans de l’Etat sont toujours trop courts, trop simplistes, trop rigides. On l’a vu avec le fameux plan «Stratégie énergétique 2050» qui visait à réduire notre consommation d’énergie et nos émissions de carbone. Il prévoyait tout pour les trente prochaines années, sauf qu’il n’avait pas prévu la lourdeur des lois qui jalonneraient sa mise en œuvre, ni la croissance affolante de notre consommation d’électricité, ni l’arrivée de l’Intelligence artificielle, ni les coûts énormes de la transition, tant pour les pouvoirs publics que pour les privés, ni la guerre entre la Russie et l’Ukraine, avec ses retombées sur notre approvisionnement énergétique, ni, enfin, le retour en grâce possible du nucléaire. Après huit années, ce plan est bon à jeter aux cabinets. Il en irait de même, en pire, avec un plan de décroissance générale.
A défaut d’une impossible politique de décroissance, l’Etat peut limiter les excès et les errances d’une croissance réduite aux lois du marché et du rendement à court terme. Il peut la ramener à l’intérêt général en favorisant le dialogue entre les syndicats ouvriers et patronaux, en facilitant, si besoin est, l’extension de la force obligatoire des conventions collectives, en recourant aux frontières pour préserver les justes conditions de la concurrence et pour protéger les productions nécessaires à la défense nationale, en imposant aux entreprises multinationales le respect des conditions locales en matière d’usages, de salaires et de qualité, en préservant, enfin, notre souveraineté, qui fixe à l’économie son juste cadre de croissance et de décroissance.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les recrues de la génération Z – Editorial, Félicien Monnier
- Deux drapeaux en un – Félicien Monnier
- Une indépendance précaire – Alexandre Pahud
- Un peu d’intelligence – Pierre-Gabriel Bieri
- Faut-il supprimer la valeur locative? – Jean-Hugues Busslinger
- Signatures: encadrer les récoltes vaudoises – Benjamin Ansermet
- La petite Suisse face au chaos du monde – Jean-François Cavin
- Le PLR et le droit de vote des étrangers – Quentin Monnerat
- Des révélations qui apportent un nouvel éclairage – Le Coin du Ronchon