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Enfermement démocratique

Jacques Perrin
La Nation n° 2251 19 avril 2024

Qui est démocrate? Tout le monde. En Occident, le peuple a voulu le pouvoir et il le détient. Liberté, égalité, fraternité! Il y a un siècle, les démocraties victorieuses, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis décidèrent d’exporter leurs valeurs dans le monde entier. Les Coréens du Sud, les Japonais, la plupart des pays d’Amérique latine et d’Europe orientale ont adopté la démocratie.

L’Inde passe pour la plus grande démocratie du monde. La Chine, la Turquie et la Russie organisent des élections. Le mot démocratie a-t-il dans ces quatre pays le même sens que chez nous? Et sommes-nous sûrs d’avoir une notion claire de ce qu’est la démocratie? Les doutes nous assaillent. Les démocraties occidentales seraient-elles devenues des oligarchies, dominées par une élite supranationale de gens riches, opposées aux populismes sommaires que leur égoïsme aveugle aurait suscités?

Un Emmanuel Todd croit encore en la démocratie alors qu’il décrit par le menu le déclin de nations démocratiques.

Les libraires exposent d’innombrables petits livres rédigés par des démocrates inquiets. Dans Démocratie ! Manifeste, les deux auteurs (Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe) entreprennent une histoire et une philosophie démocratiques de la démocratie. D’entrée de jeu, leur projet s’enferme en lui-même. Ils s’opposent aux populistes, faux démocrates à leurs yeux, et aux élites d’experts qui se drapent dans l’intérêt général pour défendre des mesures rejetées par la majorité. Le peuple, cœur vivant de la démocratie, est devenu le problème de l’élite dirigeante.

Ainsi meurt la démocratie (Chantal Delsol et Myriam Revault d’Allonnes)   avance que l’exigence démocratique s’est enlisée dans les jeux politiciens, l’indifférence citoyenne et l’hostilité de ceux qui souhaitent sa disparition.

Dans Ressentiment. Périls et espoirs démocratiques (actes des Rencontres internationales de Genève, septembre 2022), on s’interroge sur les Gilets jaunes, démunis révoltés contre le régime, à cause d’une humiliation réelle ou ressentie, d’injustices tangibles ou imaginaires. Le ressentiment des Gilets jaunes est dangereux parce que ceux-ci recherchent des boucs-émissaires responsables de leur malheur: étrangers, migrants et autres minorités ostracisées par la rancœur suprémaciste.

Selon les auteurs de Sommes-nous toujours en démocratie ? (Michaël Foessel et Dominique Rousseau), la démocratie est, sans surprise, un modèle à réinventer. Les gens qui manifestent dans la rue sont les vrais démocrates qui luttent par exemple contre la réforme des retraites obtenue en France par un décret certes légal (selon l’article 49.3), mais de façon illégitime. L’élection de représentants par le peuple apparaît comme un blanc-seing permettant de faire adopter des réformes bénéficiant à une élite en dépit de l’opinion majoritaire qui les refuse. Le gouvernement convoque alors en urgence des conventions citoyennes sur le climat ou la fin de vie pour démontrer que l’opinion du peuple l’intéresse encore.

La grande majorité des auteurs que rassemblent ces quatre opuscules sont d’accord sur un point: quand la démocratie va mal, il faut plus de démocratie.

A part quelques très rares monarchistes, il n’existe que des démocrates, de l’extrême-gauche à l’extrême droite.

Parfois une voix surprenante se fait entendre, comme celle du philosophe Maxence Caron, qui est à la philosophie ce que Romain Debluë est au roman, un extraterrestre.

Selon Caron, la démocratie est contradictoire. Le peuple a besoin d’être dirigé par un gouvernement qui ne soit pas lui-même. Si le peuple est un dieu souverain, il n’a pas besoin d’un gouvernement pour survivre. Or aucun peuple n’est divin, la démocratie n’est pas l’absolu. Tout peuple porte en lui le besoin d’être gouverné et une irréconciliable tension avec tout gouvernement. Un référendum requiert lui-même l’application de son résultat par délégation exécutive, donc une autorité surplombant le peuple. L’abstention électorale est la conscience immédiate que prend la population de cette contradiction. L’abstention, c’est le peuple qui se mire et se sait n’ayant rien à faire là, qui a vu au pouvoir les mêmes que soi et s’en répugne. C’est le peuple qui se dégoûte et attend son sauveur. La démocratie est une doctrine mensongère dont les oligarques au pouvoir, seuls bénéficiaires, imposent les dogmes.

Pour nous éclairer, revenons à la Politique d’Aristote.

Un régime politique parfait ne tombe pas du ciel. Il n’est pas premier. C’est la cité qui est première, autarcique pour ainsi dire, ayant son lieu. Elle naît de l’union de celui qui commande et de celui qui est commandé, en vue de leur mutuelle sauvegarde. La cité est la communauté achevée des familles et des villages, antérieure à l’individu comme le tout est antérieur à la partie. L’amitié, choix réfléchi de vivre ensemble, inspire les activités et les relations dans la cité. Excellence politique et vertu valent mieux que richesse et position octroyée par la naissance. Le bon citoyen doit savoir obéir et commander, connaissant par expérience directe le gouvernement des hommes libres dans les deux sens.

L’homme est par nature un être politique. L’individu hors de la cité est soit un dieu soit le pire des animaux par ses débordements. Le citoyen libre se sert de ses armes et de sa force en vue de la justice. Il traite également les êtres égaux et inégalement les êtres inégaux.

Il n’existe pas de constitution idéale. Chaque cité construit celle qui lui convient en vertu de son climat, de ses habitants, de son histoire. Avide de données expérimentales tirées de l’observation de cités grecques ou barbares, Aristote distingue trois genres de régime: la monarchie, l’aristocratie, la république (ou gouvernement constitutionnel). Les formes mixtes sont possibles. Chaque régime peut mal tourner. La démocratie dévie de la république, l’oligarchie de l’aristocratie, la tyrannie, la pire déviance, de la monarchie. Les déviances se ressemblent. Dans la monarchie devenue tyrannique, le monarque ne s’occupe que de ses intérêts propres. En oligarchie, les oligarques ne se soucient que d’un petit clan aisé. En démocratie extrême, la majorité populaire, prise en main par un démagogue, opprime la minorité des plus riches ou des plus vertueux.

On le voit: le despotisme peut infester tout régime. Il suffit de ne plus se soucier du bien commun, mais des intérêts de simples particuliers.

Selon l’Ethique d’Aristote, la vertu occupe le milieu entre deux vices. Ainsi le courage s’oppose à la lâcheté et à la témérité. En politique aussi, le régime préférable est celui des classes moyennes qui visent une vie heureuse et vertueuse conduite selon la raison. Cela évite d’un côté la démesure des classes supérieures, et de l’autre la malfaisance des couches inférieures. Les unes, méprisantes, ne voulant ni ne sachant obéir, exercent un pouvoir despotique; les autres, abjectes, envieuses, ne savent obéir que comme des esclaves et ignorent l’art de commander. Un mélange d’aristocratie et de gouvernement constitutionnel, opposé à l’oligarchie et à la démocratie démagogique, semble une bonne formule, rarement atteinte. Selon Aristote, la démocratie convient à des peuples paysans ou pasteurs, éloignés de la ville, qui ne peuvent consacrer que peu de temps aux assemblées, préférant le travail aux honneurs publics.

Les leçons subtiles d’Aristote semblent oubliées. Le vingtième siècle a connu des régimes totalitaires, pires que les tyrannies de l’Antiquité. Le vingt et unième ne présage rien de bon: des empires abstraits, sans peuples, et de vieilles nations délabrées.

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